Lorsqu’Olivier Hamant prend la parole, un silence attentif s’installe dans la salle où sont réunis les 300 congressistes du Congrès régional des Scop et Scic de l’Ouest au Mans. Biologiste, directeur de recherche à Lyon et directeur de l’Institut Michel Serres, il parle de plantes, mais surtout de ce qu’elles nous enseignent. De ce qu’elles peuvent inspirer à nos entreprises et à nos sociétés humaines. Et très vite, le ton est donné : nous vivons un basculement. Nous quittons le monde stable, celui des moyennes et des certitudes, pour entrer dans un monde fluctuant, instable, fait d’écarts types et de turbulences. Dans ce nouveau monde, la performance, notre boussole moderne, devient un piège. Ce qu’il nous faut désormais cultiver, c’est la robustesse.
Le vivant comme boussole
Olivier Hamant s’appuie sur des millions d’années d’évolution pour poser son constat : le vivant n’est pas performant, il est robuste. Dans la nature, les êtres vivants ne cherchent ni à tout optimiser ni à tout contrôler. Ils acceptent la variabilité, les lenteurs, les erreurs. Et c’est cela qui les rend viables. « Les êtres vivants sont robustes parce qu’ils ne sont pas performants », explique-t-il. Un arbre perd ses feuilles, gaspille de l’énergie, mais c’est cette apparente inefficacité qui le rend capable de traverser les saisons. La performance, au contraire, nous canalise, nous rend rigides. « Quand vous voyez le mot optimiser, demandez-vous ce que vous fragilisez », glisse-t-il en souriant.
Coopérer pour durer
Face aux pénuries et aux fluctuations, le vivant coopère. La coopération n’est pas un supplément d’âme, c’est une loi du vivant. « La symbiose domine sur Terre », rappelle Hamant. C’est cette coopération territoriale – entre racines, champignons, bactéries, climats – qui permet aux systèmes de durer. Il en tire une leçon directe pour nos sociétés : la coopération véritable se vit dans un territoire. « La coopération numérique, elle, nous éloigne du territoire. Ce n’est plus de la coopération, c’est de l’addiction. » Pour lui, les coopératives et les Scop incarnent ce retour à la coopération ancrée, celle qui mutualise les ressources locales et crée du temps long.
Dérailler du culte de la performance
Hamant ne mâche pas ses mots : « Nous sommes passés du too big to fail au too big not to fail. » En cherchant toujours plus d’efficacité, nous avons construit des systèmes si optimisés qu’ils se brisent au moindre choc. De Boeing à Evergrande, les symboles du succès se révèlent fragiles. Le monde de la performance est épuisé, tout comme les humains qui le portent. « Le burnout planétaire est le symptôme de ce culte. » À l’inverse, la robustesse ouvre un autre chemin : celui des marges, de la diversité, du compromis. « Le monde devient fluctuant, donc il faut être robuste. Pour être robuste, il faut reléguer la performance au second plan. »
L’exemple de NeoLoco : la robustesse en action
Pour donner chair à son propos, Hamant cite la boulangerie NeoLoco à Rouen. Son fondateur, ingénieur devenu artisan, a choisi un four solaire. Une idée poétique… mais risquée dans une région peu ensoleillée. « Il ne pouvait pas cuire son pain tous les jours, alors il a inventé un pain qui se conserve sept jours. » Ce choix technique a entraîné une transformation culturelle : la lenteur est devenue une force. Le levain monte doucement, le pain se garde, le modèle est sobre et joyeux. « Il n’a pas trouvé une solution technique, mais une solution culturelle », insiste Hamant.
Dialogues avec la salle : Un pied dans la performance, un pied dans la robustesse
L’échange qui suit illustre la richesse du sujet. Dans la salle, des dirigeants de Scop et de Scic racontent leurs propres pratiques : le soutien mutuel en période difficile, la gouvernance partagée, les réserves impartageables qui renforcent la stabilité. L’un parle de résilience, un autre de raison d’être. Hamant réagit : « La résilience, c’est la capacité à tomber et à se relever. La robustesse, c’est la pulsion de vie. » Pour lui, la robustesse ne se limite pas à rebondir après un choc : c’est la capacité à rester vivant dans la turbulence permanente.
Une participante évoque Enercoop : « Nous développons des projets citoyens d’énergie renouvelable. Ce n’est pas plus rapide, mais c’est mieux intégré. » Hamant acquiesce : la décentralisation, la modularité, la proximité sont les piliers de la robustesse. « Le réseau nucléaire français, centralisé, est un colosse fragile. Les petites unités locales, elles, tiennent dans la durée. »
Hamant appelle cela la « stratégie du Y ». Nous ne pouvons pas basculer du jour au lendemain. « Il faut être schizophrène : un pied dans la performance, un pied dans la robustesse. » La performance, comme la fièvre, est utile un moment, mais dangereuse si elle dure. Quand tout va bien, c’est le moment d’investir dans la robustesse : former, diversifier, réparer, partager. Quand tout tangue, on active la performance, mais avec une date de péremption. « La performance doit être compostable », lance-t-il, amusé.
Les outils d’un changement culturel
La robustesse n’est pas une méthode de gestion, c’est une culture. Pour y entrer, Hamant propose plusieurs leviers simples : faire un audit de robustesse en listant les contre-performances qui font la force du collectif ; valoriser la pause-café, les lenteurs, les apprentissages partagés. « La rentabilité n’est plus corrélée à la performance, mais à la robustesse. » Il plaide aussi pour des communautés apprenantes, où les coopératives partagent leurs pratiques. « Ce qui se pratique, se propage », dit-il.
Pour Hamant, la robustesse n’est pas un mot à la mode, c’est une nouvelle grammaire. « La loi du marché est une grammaire, pas un vocabulaire. Il faut la remplacer par la loi des besoins et des ressources. » C’est un renversement culturel profond : l’économie, le management, la politique devront se reconstruire sur des principes de viabilité, de solidarité et de diversité. Il voit poindre ce basculement dans les dix prochaines années : « Nous quittons le monde de l’abondance matérielle pour entrer dans celui de l’abondance des interactions. »
En quittant la salle, on se sent à la fois apaisés et stimulés. La robustesse n’est pas une contrainte, c’est une joie. Elle nous invite à ralentir, à coopérer, à nous ancrer. À repenser nos entreprises non comme des machines performantes, mais comme des organismes vivants. « La robustesse, c’est la pulsion de vie. La performance, la pulsion de mort. » Et si, finalement, penser comme le vivant, c’était simplement réapprendre à être vivants nous aussi ?
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